Le christianisme

Les aloges. Montan et le montanisme – Comment naquit le Christianisme chapitre 24

Les 28 chapitres de l’oeuvre d’André Wautier sur les débuts du Christianisme. Un monument intense d’érudition, et la source de multiples polémiques.

CHAPITRE 24 : Les aloges. Montan et le montanisme

Montanus de Phrygie

Conséquences des derniers remaniements du IVème Evangile.

Les répercussions de ces derniers remaniements de l’Evangile selon Jean furent considérables et outrepassèrent certainement les objectifs de ceux qui en avaient été les auteurs. Tout d’abord, il y en eut, parmi les fidèles, certains qui ne les acceptèrent pas et qui continuèrent à considérer Jean le Baptiseur comme le plus grand des prophètes. Tels furent notamment, on le sait, les mandéens, dont la secte existe encore de nos jours en Iraq, même si le nombre de ses adhérents est extrèmement réduit.

Tels furent encore les johannites Ephésiens, qui se perpétuèrent encore longtemps, eux aussi: au XVIe siècle, le Concile de Trente déclarera anathème « quiconque dit que le baptême de Jean a la même vertu que le baptême de Jésus-Christ »; et Renan attestera qu’en Syrie, en Palestine et en Mésopotamie, il y avait encore de son temps des « chrétiens de saint Jean ». On peut même assurer qu’il y en a encore aujourd’hui, formant des sectes plus ou moins clandestines ou occultes.

Il y eut enfin des chrétiens qui refusèrent d’admettre que le Logos se fût incarné et eût pris forme humaine pour « habiter parmi nous ». Ils niaient même que l’auteur du IVe Evangile fût l’apôtre Jean. En quoi ils n’avaient pas, nous l’avons vu, tout à fait tort. On les appela les « aloges” !…

Les Aloges.

D’autre part, avant sa conversion, Augustin avait trouvé, lui aussi, honteux le mystère de l’incarnation, puisque toute chair est souillure (1). Il est d’ailleurs remarquable que la conception chrétienne du Logos ait trouvé son expression à Ephèse, la patrie d’Héraclite, qui avait été précisément le théoricien du Logos grec, mot que l’on traduit habituellement par « parole » ou « verbe » (d’après le sens de l’hébreu Dawar ou du latin Verbum), mais dont l’équivalent philosophique est plutôt celui de « raison » (2).

Il devait donc sembler assez choquant à beaucoup de lire p. ex. dans Justin que « quand nous disons que le Logos, le premier-né de Dieu, Jésus-Christ notre maître, a été engendré sans opération charnelle … nous n’admettons rien de plus étrange que l’histoire de ces êtres que vous appelez fils de Zeus… Si nous disons que lui, la parole de Dieu, est né de Dieu par un mode particulier de génération … encore une fois, cela lui est commun avec votre Hermès, dont vous dites qu’il est la parole et le messager de Dieu » (1ère Apol. XXI 1 et XXII 2).

La différence est sans doute que Hermès et les autres dieux et héros mythologiques que cite Justin ne sont pas censés avoir eu une existence historique, contrairement à ce que Justin soutient de son Jésus-Christ (3).

Quoi qu’il en soit, les substitutions, dans le IVe Evangile, de Jésus à Jean devaient provoquer parmi les johannites un désarroi plus grand encore. L’indication notamment que Jésus aurait eu près de 50 ans lors d’un de ses passages à Jérusalem (J VIII 57) et le fait qu’il aurait été interrogé par un grand-prêtre nomme Anne et non Caïphe, alors que c’est ce dernier qui était en fonctions au moment où cela était censé s’être passé, donna lieu à toutes sortes de confusions (4).

Mais la circonstance que c’était désormais Jésus, et non Jean, qui annonçait la venue d’un Paraclet devait avoir des conséquences plus considérables encore. Pour bien les comprendre, il n’est pas inutile de récapituler les états successifs probables de cet écrit qui devait devenir le IVe Evangile canonique:

1. A l’origine, il y avait eu un récit retraçant la carrière et la doctrine de Jean, fils adultérin de Juda de Gamala et d’Elisabeth, l’épouse du prêtre Zacharie. Ce récit était sans doute l’oeuvre d’un des disciples de Jean, peut-être un de ceux qui se rallièrent au mandéisme. Dans cet écrit, Jean annonçait notamment la venue après lui d’un médiateur, « plus grand » que lui, qu’il appelait le Paraclet et qui n’était certainement pas Jésus le Nazaréen, ni le Christ des gnostiques, mais probablement l’archange Michel, voire peut-être l’Homme de Hénoch.

2. Vers l’an 50, l’école d’Ephèse, sous l’influence de la philosophie grecque et de Philon d’Alexandrie, y ajouta la plupart des passages relatifs au Logos, lesquels sont probablement de la plume d’Apollôs, disciple successivement de Jean et de Philon. Comme on l’a vu plus haut, il s’agit uniquement, dans le prologue, des versets 1 à 13, les suivants ayant été ajoutés par Clément le Romain ou par un autre clerc de Rome afin de concrétiser la doctrine de Justin (lequel s’était converti au christianisme précisément à Ephèse et avait eu, à Rome, Clément notamment comme élève) sur le Verbe incarné, doctrine impensable par des juifs comme l’étaient Jean le Baptiseur, Philon, Apollôs ou Jean le Théologue (5).


Le Logos, émanation de la Divinité, donc son Fils en un certain sens, fut il alors assimilé au Paraclet ? Ce n’est pas impossible, mais comme on ne connait, à ce jour, aucun manuscrit de l’évangile éphésien de Jean, il n’est pas possible non plus de l’assurer.

3. Après la rédaction par Clément Romain de l’Evangile selon Luc et des Actes des Apôtres, l’Evangile johannite est récrit de même, peut-être, au moins en partie, par Clément également, en y incorporant des éléments repris à Marc et en attribuant à Jésus la plupart des faits et gestes de Jean. Ce dernier n’est plus que l’annonciateur de Jésus, qui est assimilé à la fois au Christ et au Logos (lequel « s’est fait chair »), et c’est Jésus qui annonce le Paraclet, assimilé lui-même à l’Esprit saint (6).

C’est aussi vers l’époque de Clément Romain sans doute que le symbole du Poisson,  qui avait jusqu’alors désigné Jean le Baptiseur, fut appliqué à Jésus-Christ, ce personnage composite censé n’en faire qu’un, et devint désormais le sigle de Jésus Christ fils sauveur de Dieu.

Mais, du coup, alors que, dans l’une des versions antérieures, le Paraclet pouvait être considéré comme étant Jésus – ce qui paraît également ressortir de la première épître de Jean (laquelle est peut-être effectivement, avec quelques interpolations ultérieures, de Jean l’Apôtre ou le Théologue) – dans la version du IVe Evangile, tel qu’il fut récrit dans le courant du IIe siècle, le Paraclet était évidemment distinct de Jésus, puisque c’est désormais ce dernier qui l’annonçait comme devant venir encore après lui.

La venue du Paraclet.

Cela était très différent de ce qu’avait prêché l’apôtre Paul, puisque, pour ce dernier, c’était Jean-Dosithée qui avait annoncé la venue du Paraclet, lequel serait entre temps effectivement venu, en la personne sans doute de Téouda, dont il fit, après sa mort en 46, le propre fils du bon dieu Chrêstos et que plus tard Cerdon devait appeler Christ.

Pareilles doctrines étaient, pour la Grande Eglise de Rome, évidemment hérétiques. Le texte de Jean, remanié sans doute au moins en partie par Clément, fit annoncer par Jésus la venue du Paraclet, et celle-ci n’avait pas encore eu lieu. Telle fut désormais la doctrine officielle du christianisme romain.


Mais alors, il se trouva des illuminés pour proclamer qu’ils étaient, eux, le Paraclet qu’était censé avoir annoncé Jésus-Christ. Il y en eut même un grand nombre, du IIe siècle à nos jours (7).

Montan ou Montanus.

Le premier d’entre eux fut un phrygien, nommé Montan. Il avait été prêtre de Cybèle, mais s’était converti au christianisme. En 172, il traversa une crise de folie mystique, proclamant qu’il était le Paraclet annoncé par Jésus-Christ et que Dieu le Père parlait par sa bouche. Il sut se faire tellement persuasif que beaucoup de gens le suivirent.

La Jérusalem céleste selon Maximilla et Priscilla.

Il annonça notamment que la descente sur Terre de la Jérusalem céleste, prédite dans l’Apocalypse johannite, et la fin du monde étaient proches. En conséquence, il exhortait les foules à tout quitter pour le suivre… et nombreux furent ceux qui le firent. Plusieurs dames notamment quittèrent leurs maris, entre autres Maximilla et Priscilla, qui devinrent les plus ferventes de ses adeptes et se mirent à prophétiser à leur tour, à l’instar des quatre filles de Philippe, dont les Montanistes connaissaient l’Evangile (8).

Pour Montan, en effet, il pouvait encore y avoir des révélations divines et rien ne s’opposait à ce que les femmes, comme les hommes, soient aptes à en recevoir et à les communiquer (9).


Maximilla et Priscilla prophétisèrent ainsi que ce serait à Pepuzza, en Phrygie, que débuterait le règne millénaire du Christ. Aussi des Montanistes rebaptisèrent-ils ce lieu Jérusalem et en firent-ils une ville de pèlerinage et de culte (10).


Le montanisme et la Trinité.

Les disciples de Montan étaient d’ailleurs de moeurs irréprochables et même rigoureuses, n’admettant pas le pardon des péchés graves après le baptême. Ils pratiquaient celui-ci sous la forme d’une triple immersion (11) et ils prohibaient le remariage des veufs et des veuves.


Ces doctrines et ces pratiques ne pouvaient, cela va de soi, être acceptées par la Grande Eglise de Rome et ses adeptes, qui avaient déjà refusé celles de Cerdon et de Marcion. En 175 déjà, un synode d’évêques réunis à Hiérapolis condamna Montan, Maximilla et Priscilla. Cela n’entrava pourtant qu’à peine la propagation du montanisme, et Tertullien lui-même, après avoir produit des écrits qui l’ont fait ranger parmi les Pères de l’Eglise, s’y convertira en 207 (12).

Cependant, du fait que le Paraclet s’était donc manifesté par l’intermédiaire de Montan, un homme, il fallut conclure qu’il n’était pas l’Esprit saint lui-même, lequel était distinct de lui, puisqu’il n’en était en somme que le porte-parole. Mais on ajouta qu’il était distinct aussi du Père et du Fils, et c’est ainsi que naquit le dogme de la Trinité (13), que Tertullien énoncera pour la première fois de façon formelle dans son traité De Pudicitia:

« L’Eglise elle-même est, par principe, naturellement esprit et elle contient la trinité de la divinité unique, Père, Fils et Saint-Esprit… » (14)

Ce dogme ne s’imposera d’ailleurs qu’avec quelque peine et il ne sera définitivement proclamé qu’en 381, au concile de Constantinople (15).

Le montanisme a donc eu, dans les débuts du christianisme, une influence considérable, puisqu’il a contribué à la naissance d’un de ses dogmes fondamentaux et que, grâce à l’idée, vue plus haut, que de nouvelles révélations étaient encore possibles après celle de Jésus-Christ, il facilita la naissance d’hérésies nouvelles.

C’est ainsi que Manès notamment, à la fin du IIIe siècle, se proclamera à son tour le Paraclet et fondera une religion, le manichéisme, qui est un syncrétisme de mazdéisme, de bouddhisme et de christianisme (16).

Notes

1 Confessions V, 10.

2 V. à ce sujet not. Jean-François REVEL, « Histoire de la philosophie occidentale », tome Ier (Stock, Paris, 1968), pp. 54 & suiv.

3 Sur la conception chrétienne du Logos et son évolution, v. aussi A.SIOUVILLE (pseudonyme de l’abbé Lelong), Introduction aux Philosophoumena d’Hippolyte (Rieder, Paris, 1928), pp. 49 & suiv.

4 V. à ce sujet Etienne WEILL-RAYNAL, « Chronologie des Evangiles » (Editions rationalistes, Paris, 1968), pp. 131 & suiv

5 V. au sujet de la conception juive du Logos, Israël ABRAHAMS, « Valeurs permanentes du ~judaïsme » (Rieder, Paris, 1925), pp. 88 & suiv

6 Cf. Paul-Louis COUCHOUD, « Histoire de Jésus » (P.U.F., Paris, 1944), p. 261; Guy FAU, « Le Puzzle des Evangiles » (Ed. rat., Paris, 1970), pp. 503-513.

7 Dans “Là-Bas » (chap. XX), Joris-Karl HUYSMANS énumère ceux qui se manifestèrent au XVIIIe et au XIXe siècles.

8 V. plus, haut chap. XIV, p. 166, et chap. XV, p. 194. V. aussi Joseph TURMEL « Histoire abrégée des dogmes » (Meta, Paris, n° 2, juin 1973), p. 56

9 Voy. Salomon REINACH, « Orpheus”, tome II, chap. IX, n° 21.

10 Voy. Georges ORY, « Le Christ et Jésus » (Pavillon, Paris, 1968), p. 94; Louis TREGARO, « Panoramique sur le millenium » (Cah. L.Renan n° 93, janv. 1976), p. 12; E.R. DODDS, « Païens et chrétiens dans un âge d’angoisse » (La Pensée sauvage, Claix, 1979), pp. 61-62, note 4, et 81.

11 Voy. Joseph TURMEL, op. cit. (Meta n° 3, octobre 1973), p. 104.

12 V. plus loin, chapitre XXVI.

13 Voy. Joseph TURMEL, op. cit. (Meta n° 2), p. 57.

14 Voy. Elaine PAGELS, Gnostic Gospels, trad. en néerlandais par E. Verseput, De Gnostische Evanaeliën (Gaade, Amerongen, 1980), p. 96.

15 Voy. Louis ROUGIER, « Genèse des dogmes chrétiens » (A. Michel, Paris, 1972) p. 143; Joseph

TURMEL, op. cit. (Meta n° 3), pp. 100-101.

16 V. plus loin, chapitre XXIII., p. 309

A suivre …


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