Histoire des peuples

Diplomatie et violence politique: autour des troubles palestiniens de 1929

par Catherine Nicault

L’image du Moyen-Orient comme région explosive et théâtre de violences récurrentes, ne date pas des lendemains de la Seconde Guerre mondiale et de la création, refusée par ses voisins arabes, de l’État d’Israël.

C’est dès le début du xixe siècle au moins, avec le lancement du processus colonial, que les Européens tendent à percevoir l’Arabe et le musulman — généralement confondus — comme un être fondamentalement turbulent et violent que seules une main ferme et une vigilance sans défaut peuvent contribuer à pacifier, du moins en surface. Pour l’Européen/chrétien, l’Orient est donc un lieu de fascination en même temps que de tous les dangers, où sa sécurité et sa suprématie dépendent de la démonstration continuelle de sa force.

Mais la Palestine ne commence à participer véritablement à ce champ de représentations qu’après la Grande Guerre, à l’époque du Mandat et sous une forme spécifique liée à un contexte très particulier.

Des années 1850 à 1914, la Palestine est en effet une région relativement paisible de l’Empire ottoman, où seuls de rares coups de main bédouins contre les voyageurs et les paysans sédentaires2 ainsi que les disputes traditionnelles entre moines grecs et latins dans les sanctuaires où ils officient dans une proximité haineuse viennent, de loin en loin, troubler l’ordre public.

Contre le retour des incidents sanglants suscités par la cohabitation des clergés et des fidèles dans les grands sanctuaires, les autorités turques, jouant aux arbitres impartiaux, veillent avec une efficacité que pèlerins et personnels consulaires s’accordent plus ou moins à leur reconnaître.

Sans doute les implantations agricoles créées par la nouvelle immigration juive impulsée par les mouvements présioniste et sioniste dans les années 1880, puis dans la décennie précédant la guerre, sont-elles parfois l’objet d’attaques par leurs voisins arabes, mais les diplomates français en poste dans la région, comme les autres observateurs, n’y voient que péripéties orientales ordinaires dues à l’impéritie de l’administration ottomane.

Un climat autrement pesant s’installe dans le pays dans les années vingt et trente, fruit des promesses et des espoirs semés pendant la guerre par les Alliés pour appuyer leurs ambitions coloniales, tant chez les nationalistes arabes que chez les Juifs sionistes.

Les Anglais, les plus habiles à ce jeu, parviennent en 1917-1918 à mettre la main sur la Palestine, entre autres territoires moyen-orientaux.

Mais dès lors, aux yeux du monde arabe, ils portent la responsabilité, avec les Français complices, de la faillite du rêve d’un grand royaume arabe indépendant. A ce grief s’ajoute, spécialement pour les éléments nationalistes de Palestine, celui du patronage accordé par Londres au projet sioniste par la Déclaration Balfour du 2 novembre 1917 et sa promesse de favoriser la création et le développement d’un Foyer national juif en Terre promise.

Des incidents antijuifs violents, rapidement circonscrits par les Britanniques, ne tardent pas à éclater à Jérusalem en avril 1920, à l’occasion de la Pâque, puis en mai 1921 à Jaffa. Après quelques années d’un calme relatif et trompeur, l’incendie reprend avec une ampleur inédite dans l’été 1929, signe avant-coureur de la révolte arabe qui, en embrasant du pays entre 1936 et 1939, poussera Londres à lâcher finalement ses alliés sionistes.

Devenue une donnée permanente de la Palestine de l’entre-deux-guerres, cette violence politique aux origines complexes retient l’attention des de toutes les Puissances qui comptent alors dans le monde. Paris notamment se sent concerné, par ressentiment comme par intérêt bien compris.

Du fait de ses «droits historiques» au Levant, en particulier de son protectorat traditionnel sur les Lieux saints et les « Latins » ( la France a longtemps nourri des vues sur la Palestine, considérée comme le prolongement méridional de la « Grande Syrie ». Elle y possède avant 1914 des intérêts culturels, une clientèle de protégés, chrétiens surtout, mais aussi juifs originaires d’Afrique du Nord ; elle y patronne enfin nombre d’établissements scolaires et religieux.

Elle ne se résigne donc pas sans amertume à accepter en 1920 le lot syrien stricto sensu (avec le Liban), moyennant la cession de l’Irak et de la Palestine aux Anglais.

Depuis ce revers resté sensible, les responsables de la politique extérieure de la France ne manquent jamais de se réjouir discrètement des difficultés rencontrées par la « perfide Albion » dans la gestion de son mandat palestinien.

Mais à d’autres égards, la proximité même des mandats français et anglais au Levant et les astreintes du maintien de l’ordre colonial, créent une solidarité de fait entre Paris et Londres. Car le nationalisme arabe de l’époque est largement un panarabisme se jouant des frontières.

Les Français gardent ainsi un souvenir cuisant de la révolte druze de 1925-1926, qui a fait la démonstration du caractère éminemment poreux du limes syro-palestinien. Pour venir à bout des insurgés, aidés en hommes et en armes par leurs frères de Palestine, Paris dut bombarder Damas et envoyer sur place une partie du contingent. Au-delà de leurs rivalités, les deux puissances sont donc objectivement liées par la nécessité de diviser les Arabes pour mieux les dominer. Cet impératif a du reste des implications plus larges.

A Paris, et singulièrement au Quai d’Orsay, on estime en effet la politique prosioniste des Anglais en Palestine dangereuse pour la paix civile non seulement en Palestine même et dans la Syrie voisine, mais aussi dans les terres éloignées de l’Afrique du Nord. Que le désordre s’installe au Levant, et c’est tout l’Empire musulman de la France, suivant cette conception, qui risque de bouger.

Ces considérations interdisent aux diplomates français de traiter à la légère les troubles graves qui éclatent en 1929 en Palestine.

Notre propos ici est non pas d’analyser ces événements en eux-mêmes, mais la nature des réactions de ces professionnels de la négociation et de la médiation devant une flambée de violence de cette nature, orientale et spécifique certes, assez sanglante pour avoir impressionné les contemporains, mais non pas vraiment exceptionnelle dans ses proportions et par ses conséquences immédiates.

Quelle place occupe au juste dans leurs préoccupations, en dehors des contextes de guerre proprement dits, la violence politique « ordinaire », si présente dans l’histoire du XXe siècle ? En quoi influe-t-elle sur leur leurs analyses, et finalement sur la marche du système dont ils sont les rouages ? Quelles représentations régissent donc, au bout du compte, la conduite et les pensées des hauts fonctionnaires en charge de la politique extérieure de la France confrontés à la violence politique ?

L’anticipation de la violence

Outre ses missions de représentation et de négociation — cette dernière constituant la « fonction suprême du diplomate »  — , l’argent en poste à l’étranger se doit d’être l’oeil et l’oreille de son gouvernement dans le pays auprès duquel il est accrédité. Sans toucher lui-même à l’espionnage — activité compromettante confiée le plus souvent à l’attaché militaire et/ou à quelque discret conseiller commercial — , le diplomate se doit de posséder une connaissance approfondie du pays de sa résidence, « des mœurs de ses habitants, des sensibilités et humeurs de [ses] dirigeants ».


Du travail de renseignement mené par certains de ses subordonnés, de la lecture suivie de la presse locale, des contacts formels et informels noués avec des intéressantes, de la collecte vigilante enfin des bruits et des rumeurs, le diplomate doit tirer la matière d’une information propre à guider l’action de son gouvernement. Ce travail de collecte et d’analyse trouve son naturel dans une mission de conseil dont le poids auprès du « » est évidemment fonction du rang et du prestige du fonctionnaire concerné.

Parmi les informations recherchées, les signes et les indices d’une déstabilisation à l’œuvre dans le pays de résidence sont parmi les plus prisés, puisqu’ils sont susceptibles d’aider le Département, soucieux des nationaux et de « l’équilibre » international, à élaborer, en temps utile, une réponse idoine.

Comme leurs confrères, les diplomates en poste en Palestine ont donc pour mission implicite d’y distinguer sous le masque des apparences les ferments de troubles éventuels. Comment en l’occurrence s’en sont-ils acquittés ?

En clair, ces professionnels — Jacques d’Aumale, chargé du consulat général de Jérusalem et sa petite équipe, dont l’officier de liaison détaché par le Service de renseignement du Levant de Beyrouth, les deux consuls en poste à Jaffa, André Bertrand, et à Haifa, Maurice Grapin, un agent consulaire à Safed et à Tibériade, Joseph Sabbagh — ont-ils senti venir les violences de l’été 1929 ? L’examen de la correspondance diplomatique indique qu’il n’en est rien.

Lorsque les touts premiers incidents éclatent à Jérusalem le 15 août, n’est d’ailleurs pas sur place. Confiant la gérance à Georges Achard, premier drogman*, il a fui la canicule palestinienne pour l’Europe. Notons que son imprévoyance n’est pas isolée : le haut-commissaire britannique, Sir John Chancellor, en poste depuis un an environ, est lui-même parti en congé, laissant le secrétaire général, Harry Luke, veiller sur un pays où les forces de police se trouvent réduites au chiffre minime de 140 hommes.

Les principaux dirigeants sionistes eux-mêmes sont absents, réunis à Zurich pour la tenue du XVIe congrès sioniste et de l’assemblée constitutive de l’Agence juive, instance appelée à faire bientôt office de gouvernement pour la communauté juive de Palestine.

Pour partagée qu’elle soit, la défaillance dans l’anticipation de la violence ne manque cependant pas d’étonner de la part des diplomates français, observateurs traditionnellement dubitatifs de l’« expérience palestinienne ». Outre le précédent des troubles du début de la décennie, dûment signalés par le personnel de l’époque, le prédécesseur de Jacques d’Aumale à s’est fait l’écho depuis le printemps 1928 du « mécontentement général en Palestine », ainsi que de la détérioration de la situation politique et de l’insécurité grandissante.

« Arabes et Juifs qui semblaient avoir trouvé un modus vivendi supportable, commente alors le consul, sont de nouveau très excités les uns contre les autres et cet état d’esprit se traduit par une série de faits divers plutôt frappants »  ; il évoque notamment des agressions sexuelles contre les Juifs, lesquels se livrent, à leur tour, à des représailles variées.

Au cours de l’été, le consul se fait l’écho de l’agitation politique arabe, notamment des démarches infructueuses en faveur de l’établissement d’un régime parlementaire effectuées par une délégation émanant du IIIe congrès arabe palestinien auprès du haut-commissaire, à l’époque Lord Plumer.

L’officier de liaison à Jérusalem prend le relais pour signaler en janvier 1929 la nouvelle fin de non-recevoir opposée par son successeur, Sir John Chancellor. Outre l’impasse politique, il ne s’est pas non plus fait faute de rapporter à la fin de septembre, les incidents sérieux qui ont entaché la célébration du Yom Kippour au mur des Lamentations, les premiers de ce genre depuis des années.

Conscients d’une aggravation de la tension, les diplomates français se sont pourtant laissés surprendre par l’émeute. De telles erreurs de jugement, lorsque la multiplication des signaux alarmants ne débouche pas sur une appréhension lucide des risques d’une explosition qui finit par se produire, tissent en bonne part la trame de l’histoire diplomatique et politique.

Suffit- il d’invoquer, à titre d’explication, l’imperfection ou l’incorrigible optimisme de la nature humaine ? Ce type de défaillances professionnelles est en tout cas trop fréquent pour ne pas inviter à pousser l’investigation du côté des conditions et des traditions du métier diplomatique lui-même. Il est clair en effet que la culture, le système de représentations, l’expérience même qui servent de guide au diplomate dans l’exercice de ses fonctions se retournent bien souvent contre lui en déformant sa perception des réalités.

Ainsi le relatif aveuglement des agents français devant l’état réel de la Palestine en 1929 nous semble-t-il tenir pour beaucoup à la prégnance de modèles cognitifs déjà construits pour appréhender le terrain.

Depuis 1921 en l’occurrence, la Palestine est globalement calme. De l’antagonisme judéo-arabe, les diplomates français sont conscients certes, mais ils le perçoivent comme un conflit d’essence religieuse. Une que les horions périodiquement échangés par les juifs et les musulmans au Mur semblent amplement corroborer.

Dernier vestige du Temple d’Hérode, le « Kotel maaravi » (le mur occidental) est en effet, comme chacun sait, un élément symbolique entouré de vénération par les juifs pieux. Mais celui-ci sert aussi de mur de soutènement à l’esplanade, sacrée elle aussi, des Mosquées élevées à la place du Temple d’Hérode, détruit naguère par Titus. Aussi les musulmans prennent-ils fort mal les rumeurs faisant état de visées juives sur les lieux pour y rebâtir le temple.

De plus, l’étroite ruelle sur laquelle donne à cette époque le Mur est un bien musulman où les Juifs sont seulement tolérés. Les musulmans ne sauraient y admettre l’installation d’un mobilier, qui, en vertu du droit ottoman toujours en vigueur, pourrait servir à justifier la revendication de droits de jouissance. Pour toutes ces raisons, on s’est accoutumé à voir dans le Mur l’épicentre du conflit judéo-arabe à Jérusalem et en Palestine. Ces violences toutefois, correctement surveillées et canalisées, avaient toujours pu être circonscrites. Pourquoi dès lors imaginer le pire ?

Au fond, la perception de la violence arabe dans la Palestine des années 1920 demeure prisonnière du souvenir laissé par les troubles, pourtant essentiellement inter-chrétiens, de l’époque ottomane, lorsque la Terre sainte paraît déjà le lieu par excellence du « fanatisme religieux ».

Nombre de dépêches diplomatiques, toutes les relations de voyage et de pèlerinage s’étendent, avant 1914 surtout, mais encore après, sur les rixes opposant les fidèles des diverses confessions chrétiennes au Saint Sépulcre ou à la de la Nativité à Bethléem, et le scandale que représente, aux yeux des témoins occidentaux, le spectacle de ces « obscurantismes » exaltés.

S’est construit ainsi, dans l’esprit du commun comme des responsables, une image de la violence en Palestine, conçue comme religieuse, primitive sans doute, mais qui, spontanée et inorganisée, reste aisément maîtrisable, pour peu que le bras séculier se montre prompt et ferme.

L’interprétation des relations bientôt conflictuelles des arabes, dans leur grande majorité, et des juifs de Palestine se glisse d’autant plus aisément dans ce schéma préexistant que, dans la mentalité européenne, le « fanatisme musulman » et le « fanatisme hébraïque » n’avaient depuis longtemps rien à envier au « fanatisme chrétien ».

Ignorant tout, ou voulant tout ignorer, du passé de cohabitation souvent harmonieuse entre juifs et musulmans en terre d’Islam, y compris dans la Palestine ottomane, il est d’ailleurs fréquent de lire chez les analystes de l’entre-deux-guerres des développements sur l’antagonisme qui les aurait dressé de tout temps les uns contre les autres, justifiant du même coup une domination coloniale comme pacificatrice, et non, cela va sans dire, comme une forme de violence d’État.

Avant 1929 les diplomates français vivent donc sur l’idée que les causes et les manifestations de l’antagonisme judéo-arabe en Palestine sont bien identifiées, et que le traitement contre les turbulences qui en découlent est connu et éprouvé. Ils ne font pas totalement abstraction du facteur mais sans en discerner encore clairement les potentialités violentes propres.

Après avoir longtemps mis en doute la possibilité d’une renaissance nationale chez les Juifs, dispersés depuis 2 000 ans, la diplomatie française prend désormais acte du sionisme comme d’un sentiment « exalté », capable d’animer d’un élan impressionnant les pionniers venus faire refleurir la terre d’Israël.

Reconnaissance donc d’un nationalisme vigoureux, tenu pour plus constructeur, réalisateur, qu’agressif, quelque peu « artificiel » néanmoins, le mouvement dépendant, souligne-t-on volontiers, de soutiens financiers extérieurs, judéo-américains notamment.

Le nationalisme arabe, que la France, puissance musulmane, a toutes les raisons de redouter et de rejeter comme projet idéologique, lui apparaît à bien des égards plus « naturel », sans que sa réalité, dans l’acception occidentale et sécularisée du terme, et sa capacité à mouvoir les masses, soient encore réellement admises.

Ainsi les propagandistes du nationalisme arabe apparaissent-ils souvent aux diplomates comme des musulmans « » — au mépris du fait que des chrétiens ouverts sur l’Occident ont souvent été aux avant-postes du mouvement national arabe — et des « », refusant dans le colonisateur l’étranger et l’infidèle.

Et même lorsqu’ils conviennent, ne serait-ce qu’implicitement, de l’existence d’un leadership nationaliste arabe au sens moderne du terme, celui-ci est décrit comme dépourvu de langage commun avec une base qu’il ne peut espérer mobiliser qu’au moyen de mots d’ordre traditionnels, c’est- à-dire religieux et xénophobes. Considérations plus ou moins discutables qui aboutissent à sous-estimer la portée du phénomène, tandis que les stéréotypes négatifs qui accompagnent alors la figure de l’Arabe, être réputé primaire et instinctif, indiscipliné et versatile, à l’horizon limité à la tribu ou au clan, leur confèrent un caractère de quasi-immuabilité.

En 1929, la perception du nationalisme, arabe surtout, est trop confuse encore, trop mal dégagée des catégories traditionnelles, pour servir d’outil d’intelligibilité aux observateurs français en Palestine.

A ce facteur culturel au sens large, il convient aussi sans doute d’attribuer leur relative cécité à certaines de leurs valeurs professionnelles elles-mêmes, sinon aux tendances profondes du tempérament diplomatique. D’un agent à l’étranger, la direction parisienne attend un jugement équilibré, de la et du sang-froid. Sans doute doit-il, en certaines circonstances, jouer les Cassandre. Gare cependant à l’alarmisme hors de propos, car le diplomate démenti par les faits perd immanquablement de sa crédibilité, sans parler de ses espoirs d’avancement.

Peur du ridicule, souci du bon ton et de la carrière se conjuguent donc sans doute pour modérer les accès de et encourager à l’inverse ces analyses balancées et prudentes qui, sans valoriser autrement leurs auteurs, ne risquent pas de les compromettre outre mesure.

Sans compter que, par définition, les diplomates sont des hommes de la négociation, de l’accommodement et du compromis, en somme des êtres rationnels et policés qui, sans en éviter toujours les pièges, se défient des forces obscures de la passion et de l’instinct, parents de la violence. le surgissement de cette dernière au sein de l’espace politique, national et international signe l’échec de l’action régulatrice des politiques, et son règne, lors d’une guerre par exemple, ouvre souvent aux diplomates la perspective déprimante d’un rôle diminué.

C’est bien dans l’état de paix que le diplomate, expert attaché à l’entretien de ses mécanismes délicats, trouve toute sa raison d’être et les meilleures occasions de se mettre en valeur. Aussi n’est-ce sans doute que l’effet d’un paradoxe apparent si celui-ci, volontiers habité d’un pessimisme nourri par sa vision cynique de l’humaine nature, toujours hanté par l’éventualité d’une violence perçue comme latente, oppose bien souvent une résistance opiniâtre à l’évidence du triomphe final des forces irrationnelles.

La peinture de la violence

Dispensateurs d’informations au même titre que ces journalistes dont ils se défient quand ils ne tentent pas de les manœuvrer, les diplomates en poste en Palestine en 1929 sont loin d’accorder à la chronique de la violence l’importance que leur donnent les reporters d’une presse déjà industrialisée. Étranger au sensationnalisme qu’affectionnent ces derniers, le diplomate se limite souvent pour la peindre à un vocabulaire restreint et codé qui, dans sa retenue, semble répondre aux attentes des services parisiens.

Le 19 août 1929, puis le 20, Georges Achard se borne ainsi à adresser deux dépêches au Département pour l’informer des incidents intervenus au Mur le 15 précédent, à la suite d’une manifestation que la jeunesse sioniste extrémiste, le Bétar, organise en réponse à ce qu’elle tient pour des vexations gratuites.

A ses yeux, vient seulement de se « réveiller la vieille querelle entre Juifs et musulmans », et, tablant sur un rapide retour à la normale, il juge suffisant de confier son courrier à la célérité toute relative de la valise diplomatique.

Le 24 août cependant, le gérant du consulat de Jérusalem, aussitôt imité par tous les agents français présents au Levant, entreprend de communiquer avec Paris par télégramme, signe de l’entrée dans un temps de crise, tandis que la reprise de la circulation des dépêches, courant septembre, marquera le retour à la normale. Support de communication infiniment plus rapide, le télégramme a néanmoins l’inconvénient du laconisme.

Tout juste assortit-on le 24 août le terme banal d’« incident » de l’expression plus explicite de « troubles sanglants » ; tout en marquant une gradation sensible dans l’échelle du langage diplomatique, celle-ci paraît néanmoins bien plate au regard des faits.

Depuis la veille en effet, des émeutiers arabes chauffés à blanc par les sermons du vendredi assassinent à l’arme blanche des passants juifs qui ont le malheur de croiser leur chemin et, pour échapper à leur vindicte, les chrétiens de Jérusalem s’empressent, dit-on, d’apposer le signe de la croix sur leurs demeures.

Le lexique utilisé dans la correspondance diplomatique pour caractériser la situation dans la Ville sainte et en Palestine relève bien moins du registre de la cruauté et de la sauvagerie, avec tous les jugements de valeur implicites qu’il suppose, que de celui, nettement plus neutre, du désordre. Le pays est donc, sous la plume pressée des diplomates, la proie de « troubles » et d’« attentats » ; les quartiers juifs de la ville sainte ou de sa périphérie, de même que bon nombre de colonies agricoles, sont « attaqués ».

L’ordre n’étant pas assuré par la police anglaise impuissante à réprimer le « » ou la « rébellion », l’état de siège est proclamé.

De Jérusalem, l’« », ou, mieux encore, « l’effervescence arabe » s’est étendue à d’autres localités, Hébron notamment dès le 24 août et où, rapporte-t-on, « tous les Juifs [ont été] massacrés », Jaffa et Haifa les deux jours suivants, Safed où se sont déroulés dans la nuit du 29 au 30 « des troubles graves » et « le meurtre » de la plupart de ses habitants juifs.

Passés les premiers moments, les plus dramatiques, il est de plus en plus question tout simplement des « événements » de Palestine, ce qui n’est pas sans évoquer la manière de désigner officiellement, plus de trois décennies plus tard, les fameux « d’Algérie ».

Bien entendu ces notations pour le moins économes d’effets de tentatives d’évaluation du nombre des victimes, établi finalement à 133 Juifs tués et 230 blessés, et des dommages matériels très considérables. C’est d’ailleurs à l’occasion d’un de ces bilans que Georges Achard parle, sans autre commentaire, et pour la seule fois, d’« atrocités » commises à l’endroit des Juifs établis dans le pays.

C’est marquer toutefois, à l’égard de ces victimes-là, une attention dont les pertes arabes, à peu près ne bénéficient pas. Dues surtout à l’action répressive des forces britanniques, elles représentent aux yeux des diplomates français la rançon normale d’un rétablissement de l’ordre qu’ils appellent personnellement de tous leurs vœux.

Dans leur sécheresse, ces indications alertent néanmoins suffisamment le Département pour qu’il rappelle à Paris D’Aumale, apparemment en en Suisse, « en vue de son retour à Jérusalem » et qu’il prenne diverses dispositions d’urgence. Nous y reviendrons. Reste que si l’historien ne disposait que des documents diplomatiques français pour se figurer le drame qui se joue alors en Palestine, il serait bien en peine de réaliser ce qui s’y passe.

A cet égard, la presse et les relations de voyage publiées par les journalistes accourus sur les lieux et qui, comme Albert Londres, Edouard Helsey ou Bernard Lecache, ont recueilli des témoignages et visité les se révèlent autrement explicites sur la nature de la violence alors à l’œuvre.

Tous soulignent en particulier la barbarie des agressions, évoquant là des femmes aux seins coupés, ici des malheureux brûlés vifs, là encore des cas d’égorgement, d’énucléation, etc.

Point non plus dans la correspondance diplomatique de ces remarques, bien présentes dans les reportages sur l’acharnement dont furent plus particulièrement victimes les juives traditionnelles et sans défense de Safed et de Hébron, bien intégrées, à l’inverse des pionniers sionistes, dans leur environnement arabe.

Point enfin de ces expressions d’horreur et de perplexité, courantes dans les écrits journalistiques, devant ces crimes de voisinage commis par des Arabes bien connus de leurs victimes, avec lesquelles ils semblaient jusque-là les meilleures relations. Traits qui poussent d’ailleurs la plupart des observateurs, juifs et non-juifs à voir dans ces violences une version orientale des terribles progroms qui avaient eu cours dans l’ancienne Russie tsariste.

Cette sobriété extrême du discours diplomatique au chapitre des concrètes de la violence tient sans doute en partie au souci de gagner du temps, le soin de fournir les détails étant en l’occurrence laissé à la presse, qui, elle, « couvre » d’autant plus volontiers l’événement qu’il est sanglant.

Car, dans des contextes de guerre et de censure, lorsqu’il sait être, dans ses fonctions, le témoin d’atrocités que leurs auteurs cherchent à dissimuler au monde, le diplomate peut renouer avec la tradition de ses grands aînés et se muer en mémorialiste disert.

Pour rester en Orient, songeons par exemple au rôle d’informateurs joué de ce point de vue auprès de leur gouvernement et de l’opinion par les diplomates américains en Turquie lors des massacres d’Arméniens en 1915-1917. Mais à l’ère des médias, lorsque ceux-ci sont à même de remplir leur office, le diplomate tend plutôt à se dispenser de narrer ce qu’il considère malgré tout comme l’écume des faits.

En même temps, il se pourrait bien que la réserve observée par les diplomates dans la description de la violence traduise aussi leur souci de faire preuve de ce sang-froid si prisé dans la Carrière, comme celui de conserver une liberté et une clarté de jugement dont ils ont le sentiment qu’elles risqueraient de s’obscurcir à se frotter de trop près à l’horreur. Ainsi le laconisme du discours et la neutralité du vocabulaire employé ont-ils peut-être surtout, entre autres fonctions, celle de préserver leurs capacités professionnelles d’analyse et d’action.

La gestion de la crise

Car pour le diplomate, l’irruption de la violence signifie d’abord une crise à gérer dans l’urgence, une activité intense visant à préserver ou promouvoir les intérêts de la nation qu’il représente et, éventuellement, ceux, bien concrets, de ses concitoyens. Ce genre de situation entraîne donc pour lui un surcroît de souci et de travail, une mobilisation plus prononcée qu’à l’ordinaire au bénéfice de son gouvernement et de ses compatriotes. Le comportement des représentants de la France dans la Palestine de 1929 en offre une bonne illustration.

Leur premier soin en effet est de barrer l’entrée des États français du Levant au bacille du désordre et de la violence. Comme on sait, la frontière syro-palestinienne, récente et largement artificielle, n’a jamais arrêté les nomades, les contrebandiers ou les rebelles nationalistes ; la révolte druze, si difficile à mater, remonte à trois ans seulement.

Or dès le 26 août, on signale « une certaine émotion » à Beyrouth, tandis qu’à Damas, ville fiévreuse entre toutes, les souks sont restés fermés et la foule manifeste aux cris de « A bas la déclaration Balfour ! ».

Pour la détourner du quartier juif et des consulats étrangers, il faut faire donner la police et même montrer la troupe. Le 28, puis le 30, la capitale syrienne donne de nouveaux signes d’agitation. Entre temps, Hama et Deraa bougent à leur tour, tandis que des chefs bédouins du Hauran (le Golan actuel) sont sollicités, apprend-on, par leurs frères de Palestine. Bref il s’agit de veiller, et de près, au maintien de l’ordre sur place, ce qui, comme toujours en pareil cas, implique l’usage, sans état d’âme même si on l’espère préventif, de la force policière et militaire de la puissance coloniale. Il importe aussi, en accord avec les autorités britanniques de Palestine, de tendre un cordon sanitaire le long de la frontière.

Des dispositions à cet effet interviennent sans tarder, assorties de tout aussi elliptiques et stéréotypés que ceux déjà relevés pour rendre compte de la violence politique en Palestine. On cherche ainsi à interdire l’accès des territoires sous mandat français aux « éléments » ou encore aux « individus douteux qui chercheraient à susciter des troubles et dont la présence exciter[ait] les esprits ».

On s’inquiète de la circulation possible de tracts subversifs proclamant la guerre sainte, tandis que les autorités françaises du Levant pressent les bédouins de Syrie de rester en dehors de l’affaire.

Par ailleurs, le consul général à Jérusalem s’emploie à faire régner un climat de coopération avec les autorités anglaises de Palestine, qui semblent enclines à donner du crédit à certaines selon lesquelles les Français, pas mécontents de leurs malheurs, les yeux sur des renforts syriens reçus par les émeutiers…

Cette entreprise de prophylaxie s’étend à l’Afrique du Nord où l’on redoute que les communautés juives ne soient prises à partie par des foules musulmanes surchauffées par les nouvelles de Palestine que diffuse la presse.

Du coup par exemple, à des émissaire du scoutisme israélite français venus quémander, quelques jours avant les émeutes de Jérusalem, une subvention pour une tournée de propagande dans les communautés juives locales, le ministre des Affaires étrangères répond, suivant l’avis négatif des autorités d’Afrique du Nord, par un refus catégorique : hormis le soin constant mis à « éviter ce qui serait de nature à accentuer à l’intérieur de l’Empire chérifien les rivalités de races, de religions ou de nationalités », « les événements récents de Palestine » sont « un argument péremptoire contre le déploiement de toute activité inusitée de la part des éléments israélites de l’Afrique du Nord ».

A Tanger également, les diplomates français veillent au grain. Le danger immédiat passé, les autorités d’Afrique du Nord continuent de avec la plus grande circonspection les velléités tant des milieux qu’israélites de réunir des subsides pour venir en aide aux victimes respectivement musulmanes et juives de Palestine.

En dehors des barrières hâtivement dressées devant l’incendie, les ont à prêter aide et assistance aux ressortissants ou protégés français ayant à pâtir des « événements de Palestine ». L’assurance de la protection en cas de coup dur fondait même, du temps du pouvoir ottoman, des clientèles que les Puissances, la France notamment, recrutaient au sein des populations minoritaires de l’Empire. Elle demeure, à l’époque considérée, un durable motif d’allégeance pour les Français établis à comme pour les membres des nombreuses communautés syro-libanaises disséminés dans le Nouveau Monde. Ainsi le devoir de protection reste-t-il, outre le corollaire de la souveraineté, une source de prestige et de rayonnement international, qui justifie amplement qu’on en assume les charges, le moment venu.

Dans la Palestine de 1929, cela revient concrètement à porter secours à des entreprises françaises en difficulté, comme cette firme dont il faut s’assurer que les marchandises sur quai n’ont pas souffert des troubles de Jaffa, ou de répondre à l’anxiété des familles sans nouvelles de leurs proches39. Plus capital encore: la protection des personnes.

Le 31 août, le gérant du consulat signale ainsi le dénuement des 1 400 Juifs originaires d’Afrique du Nord résidant à Jérusalem. Il semble bien avoir accordé refuge à une partie d’entre eux dans sa résidence, attitude dont on pourrait trouver d’autres exemples parmi les consuls confrontés à des « émotions » orientales, mais, curieusement, il ne semble pas en avoir fait état devant l’autorité supérieure. Georges Achard, puis après son retour à Jérusalem, D’Aumale, se bornent à réclamer du ministère les subsides indispensables pour secourir les « sinistrés », crédits qui leur sont dûment accordés, non sans les d’usage.

Car s’il est de l’honneur et de l’intérêt de la France d’assumer pleinement ses devoirs, la bureaucratie ne perd pas ses droits : il faudra tenir un compte exact des crédits respectifs alloués aux Marocains, Tunisiens et Algériens, sur le montant global de 18 500 F, afin de pouvoir exiger un remboursement proportionnel auprès des trois gouvernements de l’Afrique du Nord. Plus tard, le consul aura encore à veiller aux intérêts de ces victimes auprès de la commission des dommages instituée par le mandataire.

La lecture de la crise

Mais, on attend surtout du diplomate confronté à une situation de violence, au-delà de la gestion de la crise dans ses effets immédiats, puis dans ses séquelles, qu’il en déchiffre le sens profond. L’intérêt très limité marqué à la phénoménologie de la violence n’exclut pas en effet qu’on accorde à celle-ci de l’importance, non pas en soi, mais comme le révélateur d’un dysfonctionnement, le symptôme d’une maladie sociale et politique d’une gravité restée jusque-là insoupçonnée.

De ce fait, l’irruption de la violence peut constituer un puissant aiguillon à la réflexion, l’occasion offerte de réviser des interprétations et des options devenues manifestement L’art de l’analyse politique passant pour la part la plus noble du métier, et sa maîtrise, la marque de distinction des diplomates de talent, les seuls réellement susceptibles d’exercer quelque influence sur la conduite de la politique extérieure de leur pays, c’est même le moment où jamais de se faire valoir. Les diplomates français ne se privent donc pas d’ausculter l’accès de fièvre palestinien.

On ne s’étonnera pas de les voir invoquer l’argument classique des motifs religieux, sans faire référence — le fait mérite d’être relevé — à l’image, très répandue à l’époque, du pogrom à la russe.

Que l’inéquation de l’analogie ainsi établie entre les heurts inter-communautaires de Palestine et la la plus extrême de l’antisémitisme de l’État tsariste ne leur ait pas échappé ou pour toute autre raison, c’est dans le contexte palestinien et dans les enseignements du passé que la lumière est d’abord cherchée.

Pour Georges Achard, « la vieille querelle entre Juifs et musulmans » vient tout bonnement de se réveiller. Il rend les « incidents [du] Mur des Pleurs » responsables de « l’excitation [des] esprits », et, dans cette perspective, s’inquiète fort de la circulation de tracts proclamant la « guerre sainte ».

Au nom de sa vieille expérience de l’Orient, l’ambassadeur de France à Londres, Aimé de Fleuriau, se montre plus explicite encore :

Les bagarres entre Israélites et arabes de Palestine me rappellent [écrit-il], les incidents qui survenaient fréquemment, il y a trente ans, à l’occasion de l’emploi par les orthodoxes de l’Escalier nord de la Basilique du Saint Sépulcre ; ces incidents ont provoqué des morts ; mais ils n’intéressaient que les moines latins et grecs (…) et la population n’en était pas émue. Il en est autrement des lamentations des Juifs, parce que ce mur fait partie de la Mosquée d’Omar et se trouve dans un quartier musulman de Jérusalem.

Manifestations spectaculaires d’une violence endémique, les troubles ont pu dégénérer, poursuit l’ambassadeur, par la faute des Anglais, et surtout du système trop laxiste du mandat.

Du temps des Turcs, il n’y avait pas à Jérusalem entre Juifs et musulmans le violent antagonisme qui est la cause des troubles actuels. Cet antagonisme s’est accentué depuis la constitution de la Palestine en état sous mandat britannique. Il faut avouer que ce système était fort mal adapté au pays du Levant qui aurait besoin pendant longtemps encore d’être gouverné par une main ferme.

Le consul à Jaffa se montre plus sévère encore à l’endroit des Anglais :

Les Autorités locales doivent amèrement regretter aujourd’hui de s’être laissé prendre aux flagorneries des dirigeants arabes et d’avoir vidé le pays de troupes dont la présence seule eut suffi à éviter les horreurs d’Hébron.

Les réflexions des diplomates n’en restent cependant pas là. Le scénario des événements cadre mal en effet avec celui d’un « incident » religieux fortuit dont la puissance mandataire aurait malencontreusement perdu le contrôle. Le consul à Jaffa voit au contraire dans le déroulement des troubles en Palestine la preuve « que les événements actuels ont été prémédités et préparés ».

Il a pu observer en particulier dans sa ville la « nervosité » des musulmans plusieurs jours avant que les troubles n’éclatent. Cette thèse d’une insurrection préparée de longue date est du reste très vite partagée par la plupart des observateurs et responsables contemporains, même s’ils demeurent divisés sur l’ampleur et la portée du complot. Les Anglais et les leaders sionistes attribuent celui-ci, du moins officiellement, à une poignée de « fauteurs de troubles »  — ce qui explique suffisamment leur échec — , sans tomber d’accord pour autant sur les responsabilités du grand mufti.

Pour Edouard Helsey en revanche, la faillite de l’insurrection, préméditée et fort bien montée, serait surtout imputable à la fébrilité de la foule, mais incapable d’attendre le feu vert de ses chefs pour agir. Pour lui en somme, l’insurrection aurait échoué parce qu’elle aurait éclaté quelques jours trop tôt.

La correspondance diplomatique que nous avons pu consulter n’entre pas dans ce genre de considérations, jugées peut-être trop aléatoires. Reste que la présomption de préméditation pousse à reléguer l’incident du Mur au rang de prétexte, à minimiser le facteur religieux et à valoriser d’autres causes sociales et politiques. On peut lire : Les événements de Palestine peuvent être considérés comme une manifestation nouvelle de la répulsion que produit sur les musulmans l’idée de toute ingérence sioniste dans la direction des affaires du pays. Les déclarations faites et les espoirs exprimés au congrès de Zurich par les sionistes ont été rapportés aux Arabes exagérés et déformés. C’est là, beaucoup plus que les incidents du mur des pleurs, qu’il faut rechercher la cause des tristes événements qui viennent d’assombrir l’horizon palestinien.

La tragédie de l’été 1929 a certainement beaucoup contribué à faire prendre conscience aux diplomates français, comme à bien d’autres européens, de l’impasse dans laquelle les Anglais s’étaient sans doute engagés en Palestine.

Avant cette date en effet, sans aller jusqu’à voir dans le Foyer national juif, comme bon nombre d’intellectuels contemporains de la gauche humaniste, une «expérience» sociale et économique riche d’enseignements et d’avenir, ils avaient fini par ne plus tenir l’entreprise pour tout à fait impossible, compte tenu du calme politique apparent et des succès de la mise en valeur sioniste.

Après août 1929 cependant, le pessimisme règne décidément. Le « fanatisme » musulman, dont on avait pu espérer un fléchissement sous l’action du temps et de la modernisation inévitable des mœurs, n’apparaît plus en effet comme le seul moteur de la résistance des Arabes à la présence sioniste. On perçoit mieux à présent la dimension politique du refus opposé par ces derniers à la prise en main par les Juifs d’un pays qu’ils considèrent comme leur.

Autrement dit, les violences palestiniennes de l’été 1929 ont contribué à accréditer l’idée selon laquelle ce sont bien deux nationalismes irréductibles qui s’affrontent dans le mandat, même si, pour l’heure, l’expression en est encore approximative.

Cette évolution de la perception est sensible, par exemple, dans l’attention marquée par le poste d’Alexandrie au mouvement national arabe : « on pouvait observer depuis quelque temps une certaine recrudescence du panarabique dont le centre précédemment au Caire, avait une à se transporter à Jérusalem » ; il faut désormais s’attendre à voir prendre à l’agitation anti -juive « une allure anti-anglaise ».

Elle est plus nettement sous-jacente dans le commentaire agacé que fait le poète Paul Claudel, alors ambassadeur à Washington, du tollé qu’ont soulevé les de Palestine au sein du judaïsme américain :

II est assez paradoxal qu’au moment où l’immixtion de l’élément juif cause des troubles aussi graves en Palestine, les manifestants demandent le renforcement de la participation de cette minorité allogène dans l’administration du pays et de la position privilégiée qu’elle y occupe. Que diraient les Américains si les Scandinaves du Minnesota et les Franco-Américains de la Nouvelle Angleterre émettaient les mêmes prétentions ? (…)

En réalité, le Sionisme a été une entreprise romanesque et téméraire dont on commence à comprendre les terribles dangers, c’est une aventure sans issue à laquelle la Grande-Bretagne refusera certainement un jour ou l’autre de fournir sa couverture.


On mesure au passage combien la nouvelle interprétation donnée du conflit — considéré comme religieux et politique — entre les Juifs et les Arabes en Palestine tend à s’accompagner d’appréciations sur la valeur inégale des titres des deux populations en présence.

Nul doute que l’opinion implicite de Paul Claudel — les nouveaux venus juifs ont des droits moindres en Terre sainte que les Arabes installés depuis des siècles — n’est pas isolée dans la Carrière.

Remarquons au surplus que cette attitude pousse, sinon à excuser des actes de cruauté que tous s’accordent naturellement à déplorer, à reconnaître in fine une certaine légitimité à la violence, comme réponse à un déni de justice.

Si le Quai déplore cependant le ton, très sévère pour les assaillants arabes, du manifeste que lance le haut commissaire Chancellor à son retour à Jérusalem, c’est surtout par souci, comme toujours, du maintien de l’ordre. « Prendre parti dans la querelle sans attendre [d’avoir rétabli] le calme » et avant la décrue du « fanatisme arabe » et de « la fermentation des tribus » peuvent en effet servir la cause du nationalisme arabe.

Les autorités françaises du Levant en particulier redoutent pareils développements. Sans doute, font-elles valoir, les troubles survenus dans les États du Levant en août et septembre 1929 n’étaient-ils pas d’inspiration nationaliste, mais « antisioniste avec une tendance anti-anglaise en raison de la Balfour » ; la meilleure preuve : la participation dans les manifestations d’Arabes chrétiens de tous rites ainsi que de certains « éléments israélites » soucieux de se démarquer de l’entreprise sioniste. Si la crise venait toutefois à s’éterniser, la « nervosité » de la population pourrait bien virer au déclaré.

Sans doute faut-il lier à cette réticence encore à admettre la montée du nationalisme chez les Arabes, ainsi bien entendu qu’à l’obsession du péril rouge, l’énoncé d’une autre théorie.


L’idée que « la propagande communiste (ne serait) pas étrangère à ces événements » est émise en effet par Jean Herbette, l’ambassadeur de France à Moscou, au vu des commentaires de la presse soviétique sur des troubles « qu’on espère manifestement voir s’étendre à la Syrie ». Hypothèse pas absolument gratuite, il faut le souligner : la diplomatie française suit de près depuis 1919 l’activité communiste en C’est là en effet que la Troisième Internationale porte son effort principal au Moyen Orient, le parti communiste palestinien se voyant chargé d’essaimer la bonne parole révolutionnaire dans les pays environnants.

Si l’on y ajoute l’effort de recrutement du P.C. P., pour l’essentiel formé de militants juifs, dans les milieux arabes, les autorités françaises ont quelques raisons de se montrer soupçonneuses, sans compter que, depuis 1926, la Palestine est la proie d’une récession et d’une poussée de chômage très sévères. L’hypothèse est cependant balayée par D’Aumale : « les émeutes de Palestine, tranche-t-il, sont uniquement dues à un mouvement antisioniste, préparé et exécuté par les Arabes du pays », confirmant ainsi la thèse de la responsabilité du nationalisme arabe, même s’il s’abstient de prononcer le mot.

Il serait très présomptueux, au terme de cette étude exploratoire, de prétendre tirer des conclusions générales sur le rapport du diplomate dans l’exercice de ses fonctions à la violence politique, surtout pour l’ensemble du xxe siècle. Il est plus que probable en effet qu’il faille introduire de ce point de vue une distinction au moins entre la fin du xixe et le premier xxe siècle, et les décades postérieures à la Seconde Guerre mondiale.

La première période n’a certes pas ignoré les massacres civils, certains de grande ampleur, notamment ceux perpétrés par les Turcs contre leurs sujets crétois et ou encore par les Russes contre les Juifs de la Zone de résidence. Attribués cependant à la cruauté archaïque des autorités ottomanes et tsaristes, autorités opportunément emportées par la tourmente de la Grande Guerre, ils n’ont pas fait une impression profonde sur la conscience politique du temps.

Après la Shoah et les génocides du dernier tiers du siècle, il ne peut plus en être de même, avec des aspects paradoxaux souvent soulignés. Nul doute que, l’accoutumance — et les médias — aidant, le degré de tolérance à l’horreur atteigne des niveaux bien plus élevés chez les hommes du second XXe siècle, diplomates ou non.


Ainsi l’émoi que suscite en 1929 le massacre d’environ 150 Juifs par des émeutiers arabes palestiniens n’est-il concevable que dans un monde où il est exceptionnel que la violence politique prenne des communautés civiles pour cibles. A l’inverse, il serait intéressant de vérifier, à travers d’autres études de cas et leur comparaison, si, à l’heure du tout « humanitaire », la conscience nouvelle que des tragédies de grande ampleur, et même des génocides, ne sont jamais exclus, porte les politiques et diplomatiques à manifester une attention accrue aux manifestations mêmes de la violence, avant et pendant son paroxysme.


Il est patent néanmoins que ce contexte différent ne confère pas à la diplomatie une plus grande efficience dans la prévention des massacres, que ce soit sous l’effet de choix politiques cyniques justifiés par l’intérêt supérieur de l’État et/ou d’un défaut de lucidité dont nous avons cherché à dégager certains mécanismes culturels et fonctionnels. Qu’il suffise de songer à la polémique actuelle mettant en cause l’inertie française devant les signes avant-coureurs, au tout début des années 1990, du massacre des Tutsi du Ruanda.

Pour en rester au premier XXe siècle, il paraît clair cependant que les diplomates, serviteurs zélés des froids intérêts nationaux, se soucient bien plus du désordre que de la violence qui l’accompagne. Ce sont les signes d’une déstabilisation possible qu’ils s’efforcent avant tout de détecter, celle- ci encore qu’il tente de juguler, plus rarement d’encourager dans le cadre d’une diplomatie de la subversion dont les régimes fascistes se sont fait une spécialité.

Au titre professionnel — sinon personnel — , la violence représente un épiphénomène d’un intérêt secondaire, susceptible au surplus d’obérer leurs capacités de sang froid et de jugement. Aussi l’image qu’ils en donnent à voir se limite-t-elle volontiers à une épure destinée seulement à en indiquer, et assez grossièrement, le degré d’intensité.

Elle n’est pourtant pas absente, et de façon complexe, du champ de leurs préoccupations et de leurs missions. Il leur revient en principe d’en voir venir les orages, d’en réparer éventuellement certains dommages, et surtout d’en proposer une lecture politique pertinente. Car la violence collective passe pour un langage susceptible de délivrer des enseignements politiques essentiels, d’aider en somme à la lisibilité du monde. En cela la violence peut se révéler politiquement, intellectuellement, utile.

Mieux encore : le diplomate n’est pas un ennemi si irréductible de la violence qu’il ne puisse lui reconnaître, à l’occasion, une certaine légitimité, voire une légitimité certaine lorsqu’elle accompagne des opérations de maintien ou de de l’ordre. Adversaire en principe de la violence, le diplomate peut fort bien s’en accommoder lorsque, selon l’adage bien connu, la fin paraît en justifier les moyens.

Catherine Nicault, Université de Poitiers.


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