Diaspora juive

Les Juifs de France sous la Monarchie de Juillet

Gilbert Roos, à qui l’on doit deux études remarquées sur le judaïsme dans le Nord-Est de la France au XVIIe siècle et sous la Restauration, vient récemment de poursuivre et d’approfondir ses recherches en consacrant une conséquente monographie aux Juifs de France sous la Monarchie de Juillet.

Ce faisant, l’auteur comble utilement une importante lacune historiographique car, si de nombreux historiens – français ou anglo-saxons – du judaïsme abordèrent cette période, ils ne le firent jamais en tant que tel : l’analyse de la condition juive sous la ­Monarchie de Juillet s’insérait dans des développements diachroniques plus larges ne mettant pas en relief les spécificités de cette séquence historique.

Or, la thèse qui sous-tend l’ouvrage de Gilbert Roos, fondée sur un remarquable dépouillement tant archivistique que bibliographique, présente la Monarchie de Juillet comme un moment crucial à plus d’un titre dans l’évolution de la condition juive française, où l’émancipation, grâce à l’action déterminée du pouvoir, accomplit des progrès décisifs, toutefois contrebalancés par des obstacles multiples, dus pour une part importante aux pesanteurs idéologiques d’une fraction de la société.

De telles tensions sont à l’œuvre tout au long de l’histoire des Juifs en France, mais la Monarchie de Juillet n’en revêt pas moins d’intéressantes particularités.

Les défenseurs, juifs ou chrétiens, d’une consolidation de l’émancipation réussirent-ils ainsi en définitive à contrer ceux qui voulaient maintenir le judaïsme dans un statut inférieur?

C’est l’objet de l’enquête minutieuse et toujours nuancée que mène l’auteur le long de trois grands chapitres thématiques qui constituent autant de points de vue sur la question.

Introduisant son propos, l’auteur affiche d’emblée sa démarche méthodologique louable consistant à ne pas écrire une simple histoire institutionnelle du judaïsme ; il entend éviter de se focaliser uniquement sur les Juifs les plus célèbres, qui se révèlent fréquemment les moins représentatifs, en donnant la parole, du moins autant que les archives le lui permettent, aux Juifs anonymes, afin de brosser un tableau fidèle et nuancé de la vie juive dans les années 1830 et 1840.

Un rappel historique général plonge le lecteur dans les réalités du temps et confère à l’étude un solide arrière-plan.

Les aspects religieux apparaissent naturellement les plus étudiés: toutes les informations relatives au judaïsme sont mises en regard avec la situation générale du fait religieux en France.

Une mutation de taille se produit d’ailleurs à l’époque : l’article 6 de la Charte « acceptée » – et non plus « octroyée » – par Louis-Philippe déclare que le catholicisme n’est plus la religion d’État mais celle professée par la majorité des Français, reconnaissance claire de la place des minorités.

D’où une forte adhésion des Juifs, à l’instar des protestants, au régime.

D’où également la réaction de certains tenants de l’Église qui accusent les Juifs de vouloir déchristianiser la France, l’émancipation de ces derniers étant désormais considérée par beaucoup comme un acte anticatholique.

Il ressort de ces premières pages que l’on peut entrer plus avant dans l’ouvrage à la lumière d’un double clivage, même si Gilbert Roos ne le formule pas en toutes lettres : l’un opposant le gouvernement, favorable aux Juifs, et une partie de l’opinion, encore prisonnière des préjugés, et l’autre, entre l’Église catholique et les minorités protestante et juive.

La première partie de l’ouvrage présente un tableau complet des caractères de la population juive française ainsi que de l’organisation des différentes communautés que comprend le pays.

Sous la Monarchie de Juillet s’amorcent de fait d’importantes évolutions tandis que sont posés les jalons de mutations à venir.

Bien que les statistiques dont dispose l’auteur se révèlent sujettes à caution selon qu’elles émanent du ministère des Cultes ou du Consistoire central, Gilbert Roos évalue le nombre de Juifs en France à 47 000 en 1831, estimation qui s’élève à 74 000 à la fin des années 1840.

Il s’agit donc bien là à proprement parler d’une minorité dans l’acception première du terme puisque les Juifs ne représentent alors que 0,2 % de la population totale.

Ceux-ci se répartissent cependant de manière inégale : tandis que 41 départements ne comptent aucun Juif, plus de 5 % de la population de certaines villes, comme Mulhouse (7 %), par exemple, appartiennent au culte d’Israël, contre seulement 0,5 % dans la capitale.

S’observe ainsi une très forte polarisation de la judaïcité française dans le Nord-Est, qui n’abrite pas moins de 71 % des Juifs. Une telle réalité explique sans doute le très fort intérêt qu’accorde l’auteur à cette région tout au long de l’étude, au point parfois d’éclipser des communautés de moindre importance mais tout aussi révélatrices des mutations du judaïsme qui s’engagent alors.

À ces disparités démographiques s’ajoutent des différences qualitatives, qui s’ac­cusent profondément à l’époque, entre, d’une part, les Juifs de Paris et du Midi, lesquels connaissent une progression socio-professionnelle sans précédent et appartiennent, pour une part non négligeable, à l’élite locale, et, d’autre part, leurs coreligionnaires du Nord-Est, confinés dans une relative stagnation.

Aux yeux de tous les Juifs cependant, la Monarchie de Juillet apparaît porteuse d’espoir, ce que confirment des signes encourageants comme la subvention accordée par Louis-Philippe au culte israélite, qui rectifie une inégalité ayant perduré sous la Restauration.

Cette impression favorable se trouve également confortée par la promotion, qui marqua fortement les esprits, de plusieurs Juifs. De tels gages ren­forcent durablement l’enthousiasme de la judaïcité française, Consistoire en tête, à l’égard du régime.

Une assertion de Gilbert Roos ne peut cependant manquer de susciter l’étonnement : « La flagornerie des communautés (consistoires compris) à l’égard des différents gouvernements est une nécessité pour les juifs très minoritaires dans le pays » (p. 37).

Si certains manifestent une approbation de façade à même de faciliter leur ascension sociale, ne faut-il pas voir plus dans l’attitude loyale et enthousiaste d’un grand nombre, a fortiori des instances officielles du judaïsme ? La sincère application, consciente ou non, du principe talmudique selon lequel « la loi du royaume est la loi », ouvrant sur une « alliance verticale » entre les Juifs et leurs gouvernants, cette allégeance apparaissant susceptible de préserver les premiers du fantasme et de la vindicte populaires2 ?

Quoi qu’il en soit, le calme qui règne alors permet aux Juifs de se consacrer à des questions internes, ayant trait à leur culte.

Nombreux sont ceux, s’inspirant du modèle allemand des Lumières juives, la Haskala, qui entendent moderniser le judaïsme et réclament des réformes parmi lesquelles on retiendra celle, cruciale, qui touche à la définition même de l’identité juive : l’on propose ainsi de supprimer la matrilinéarité au cœur de la transmission de la religion juive depuis des temps ancestraux et l’on prévoit que pourrait être reconnu comme Juif tout individu dont l’un des deux parents professerait le culte de Moïse ou se proclamerait comme tel.

Cette proposition suscite très rapidement la colère de nombreux Juifs, au premier rang desquels les orthodoxes ; elle est finalement abandonnée, signe du poids du conservatisme au sein du judaïsme et de la poussée des divisions internes.

Tous les Juifs s’inquiètent cependant de la progression des conversions : parmi ceux qui abandonnent le judaïsme, certains vont même jusqu’à appeler, à grands renforts de moyens, leurs anciens coreligionnaires à emprunter la même voie.

Théodore Ratisbonne, converti depuis 1827, fonde ainsi en 1842 la Congrégation de Notre-Dame de Sion et publie des pamphlets mêlant antijudaïsme et antisémitisme : la judéité y apparaît comme un frein à l’assimilation, thème récurrent. Des baptêmes collectifs publics sont même organisés, source de tensions entre le Consistoire Central et l’archevêque de Paris.

Théodore Ratisbonne – Il se convertit le Samedi saint 14 avril 1827 à l’âge de 24 ans sous l’influence d’un professeur de philosophie Louis Bautain de l’université de Strasbourg

Un débat déjà ancien oppose les historiens sur la question du nombre de convertis sous la Monarchie de Juillet : sont-ils nombreux ou la célébrité des rares intéressés a-t-elle contribué à amplifier le phénomène au sein de l’opinion ?

Gilbert Roos évoque la teneur des discussions mais ne tranche pas, faute d’éléments nouveaux. Il note en revanche que cette question crispe les Juifs de l’époque qui, notamment pour les plus conservateurs, y voient un prolongement de l’assimilation sociale se caractérisant par un abandon des pratiques religieuses et une hausse relative des mariages mixtes, encore réprouvés par beaucoup.

Désireux de montrer les implications régionales des tendances générales qu’il a présentées, l’auteur propose un véritable tour de France des communautés juives qui met en relief la vigueur des particularismes locaux et, de ce fait, les contrastes marquant alors la judaïcité française.

Particulièrement intéressante apparaît l’analyse de la situation des Juifs ­d’Algérie, victimes des ­préjugés des autorités ­françaises : ils s’organisent sur un modèle proche de celui en vigueur en métropole par l’ordonnance du 9 novembre 1845.

En 1848, Adolphe Crémieux réclame déjà l’égalité civique pour les Juifs d’Algérie, sans succès ; il ne l’obtiendra qu’en 1870. Dans cette première partie, de loin la plus riche de l’étude, Gilbert Roos donne habilement, à travers le prisme des institutions juives, une image finement ciselée des pratiques quotidiennes des Juifs.

C’est aux relations entre les Juifs, la politique et l’ensemble de la société que s’intéresse l’auteur dans un deuxième temps. Or, ce passage se focalise presque essentiellement sur le Nord-Est : si l’apport des connaissances relatives à cette région est notable, le lecteur peut toutefois s’interroger quant au degré de représentativité de ces communautés par rapport à l’ensemble du judaïsme français.

Il n’en demeure pas moins que la place importante occupée par de nombreux Juifs dans les métiers du commerce et de la banque pose immanquablement la question générale, et nourrie par les fantasmes les plus outrés, de l’usure, la définition de ce terme oscillant d’ailleurs selon qu’elle émane de sources officielles ou d’une partie de la population.

Ici, l’auteur se situe au carrefour entre l’observation de manifestations concrètes d’hostilité et la volonté de dégager la prégnance du mythe du Juif usurier dans les mentalités.

Pétris de ce stéréotype, des Chrétiens manifestent leur hostilité à l’égard des prêteurs Juifs quels qu’ils soient et ce problème fait si grand bruit qu’en 1832, Thiers, alors ministre de l’Intérieur, s’érige en personne contre l’usure.

Il est d’ailleurs frappant de remarquer qu’en certains lieux où les Juifs ne prêtent pas d’argent ou le font aux taux en vigueur, quand ils ne sont pas tout simplement absents, l’on crie haut et fort sa haine du Juif usurier au point de se livrer à de violents débordements.

Bien souvent, fait remarquer l’auteur, les villes et campagnes où se déchaînent les manifestations contre l’usure abritent une forte proportion de Juifs en proie à une extrême pauvreté.

Le décalage entre le discours gouvernemental globalement favorable aux Juifs et la persistance de la haine au sein d’une frange de la société n’en est que plus patent.

Car une avancée décisive concernant l’émancipation des Juifs se produit au même moment : le serment « more judaïco », marque de différence et d’infériorité abandonné sous la Révolution et rétabli par l’Empire, est supprimé par un arrêt de la Cour de Cassation, le 3 mars 1846, grâce au combat d’hommes déterminés à consolider leur égalité civique et en particulier de Crémieux ; il ne vaut toutefois pas pour l’Algérie.

Si certains rabbins craignent que ce bouleversement n’entraîne pour eux une perte d’influence sur leurs ouailles, d’autres, ennemis d’Israël cette fois, réprouvent cette normalisation. Bien qu’ils demeurent somme toute silencieux, l’antijudaïsme et l’antisémitisme sont en effet pourtant bien réels. Gilbert Roos en dresse une fine typologie selon les milieux, les obédiences politiques et les régions, tout en cherchant à en déterminer les niveaux d’imprégnation.

Alors qu’en 1835 Fromenthal Halévy glorifie la foi de ses pères dans son opéra La Juive, qui lui vaut la Légion d’Honneur, émerge dans le cénacle politique et intellectuel un « antisémitisme moderne » (p. 155).

Fromenthal Halévy

Relevons par exemple que le fouriériste Alphonse de Toussenel, selon qui les Juifs cosmopolites et capitalistes entendent asservir les ouvriers, publie en 1845 un ouvrage antisémite, grand succès de librairie intitulé Les Juifs rois de l’époque : histoire de la féodalité financière.


Les Rothschild, Fould et Pereire semblent aux yeux des antisémites l’illustration flagrante du danger que représentent les Juifs pour la société française : le mythe de l’ « invasion juive » est né. Balzac, Michelet, Sand ou encore Vigny prêtent d’ailleurs le flanc à de tels mythes qu’ils contribuent ainsi à diffuser tandis qu’il se trouve un Lamartine pour se faire l’ardent défenseur des Juifs. ­

Gilbert Roos dresse un rapide inventaire de la réaction des Juifs : ceux-ci essaient en réalité souvent de minimiser la haine dont ils sont l’objet et préfèrent clamer leur amour de la France, attitude traditionnelle s’il en est.

Avec la troisième partie, l’auteur se replace à l’échelle communautaire. Il offre, dans une perspective dynamique, une radiographie des activités des juifs entre 1830 et 1848. Il décrypte par le menu tous les rouages de la vie juive, dont on peut discerner quelques grands traits. Les heurts entre le Consistoire Central et les Consistoires locaux témoignent des réticences provinciales au mouvement de centralisation du judaïsme.

Si ces tensions puisent leur source dans des divergences d’ordre institutionnel et théologique, celles qui agitent, en interne, les consistoires locaux proviennent souvent de causes politiques, à côté de plus traditionnelles luttes d’influence.

Le gouvernement n’hésite d’ailleurs pas à se faire arbitre et à trancher les conflits. L’organisation du culte et des œuvres ainsi que la subsistance quotidienne de nombreux temples et structures juives sont parfois tâche difficile, tant certaines communautés souffrent de la gêne financière et de la précarité.

Gilbert Roos éclaire des aspects peu connus du judaïsme de l’époque et renouvelle les connaissances, comme lorsqu’il se penche sur la formation des représentants du culte à l’École rabbinique de Metz, le recrutement des rabbins et ministres du Culte ou encore le fonctionnement du tissu scolaire juif, qui se développe dans le sillage de la politique menée par Guizot.

De ces tableaux précis se dégage une constante : la perpétuelle lutte entre conservateurs et progressistes.

Qu’en est-il pour autant des Juifs laïques, plus tard appelés Juifs de naissance ou culturels, et qui n’entretiennent pas de liens avec le judaïsme officiel, peut-on se demander ?

Faute de sources, l’auteur les laisse dans l’ombre, ce qui invite à réfléchir sur les différents niveaux et manifestations de la judéité à l’époque.

Au terme de la lecture, ressort l’impression que l’ouvrage de Gilbert Roos constitue une véritable somme, une référence pour tous ceux qui portent leur intérêt sur l’histoire du XIXe siècle ou du judaïsme plus généralement.

L’auteur parvient pratiquement, n’était la trop forte place accordée au Nord-Est qui crée un déséquilibre, à écrire ce que l’on pourrait appeler une histoire totale du judaïsme sous la Monarchie de Juillet.

Les quelques scories et répétitions n’entachent pas le mérite de cette recherche qui repose sur une information sûre et montre que le choix d’une séquence politique peut parfois se révéler pertinent pour un pan de l’histoire des minorités en France.


Dans sa conclusion, l’auteur soutient que « tout change » (p. 373) pour les Juifs entre 1830 et 1848, principalement sur le plan politique. C’est en grande partie le cas, mais, montre-t-il, les mentalités ne suivent pas nécessairement.

Cet ouvrage pose donc en filigrane une question s’appliquant également à d’autres époques et à d’autres minorités : l’apaisement de la haine n’est-il pas un excellent moteur d’intégration ?

NOTES

1 . Relations entre le gouvernement royal et les Juifs du Nord-Est de la France au xviie siècle, Paris, Honoré Champion, 2000 ; Les Relations entre les Juifs du Nord-Est de la France et le gouvernement de la Restauration, Paris, Honoré Champion, 2003.
2 . Sur ce point essentiel, cf., entre autres, Yosef Hayim Yerushalmi, « “Serviteurs des rois et non serviteurs des serviteurs”. Sur quelques aspects de l’histoire politique des Juifs », Raisons politiques, n° 7, août-octobre 2002, p. 20 sq. ; Pierre Birnbaum, Prier pour l’État. Les Juifs, l’alliance royale et la démocratie, Paris, Calmann-Lévy, 2005, p. 7-34 ; Jean-Marc Chouraqui, « “La loi du royaume est la loi” : les rabbins, la politique et l’État en France (1807-1905) », Pardès, n° 2, 1985, p. 57-79.

Jérémy Guedj, « Gilbert Roos – Les Juifs de France sous la Monarchie de Juillet », Cahiers de la Méditerranée, 81 | 2010, 377-381.

Référence(s) :
Gilbert Roos, Les Juifs de France sous la Monarchie de Juillet, Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque d’études juives », 2007, 434 p.


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